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On parle peu du Kérala, un État du sud de l’Union indienne. Pourtant, alors que depuis des années, nos gouvernements d’inspiration néolibérale produisent des contre-réformes qui s’inscrivent dans la permanence en dépit d’alternances politiques, nous avons ici le contre-exemple d’une coalition de partis de gauche, le Left Democratic Front, qui revient régulièrement au pouvoir et réalise des réformes progressistes qui durent et transforment la vie des habitants de cet État. Aujourd’hui, le Kérala fait bande à part dans l’Union indienne, affichant un taux d’analphabétisme quasiment nul, une espérance de vie proche de celle de nos régions, un sex-ratio équilibré, une transition démographique achevée tout en ayant amorcé dans les dernières années un développement endogène à base de démocratie active et participative.

Comme il existe relativement peu de littérature sur cet État et sa démocratie participative, l’objectif de ce papier est de résumer en quelques pages des données de diverses sources, principalement de langue anglaise, et de poser quelques questions qui pourraient intéresser toute personne pour qui le capitalisme est loin d’être la fin de l’Histoire. Il ne s’agit donc nullement d’un travail finalisé mais d’un appel à la découverte de cette expérience méconnue et pourtant passionnante.

 

Le Kérala en quelques mots

Le Kérala est un des quatre États du sud de l’Union indienne de langue dravidienne (avec le Tamil Nadu, le Karnataka et l’Andhra Pradesh). Il recouvre les populations parlant le malayalam, langue officielle de cet État (l’hindi y est extrêmement marginal, ce qui explique une utilisation importante de l’anglais). Sa population est de 31,8 millions d’habitants. La capitale est Thiruvananthapuram (ex-Trivandrum). Les principales religions sont l’hindouisme (56% de la population), l’islam (25%) et le christianisme (19%).

Le Kérala s’étend sur une étroite bande de terre le long de la côte sud ouest de l’Inde dont la largeur varie de 35 à 120 km. Il est bordé par la mer d’Oman à l’ouest et par la chaîne des Ghâts occidentaux à l’est. Situé entre 8 °18’ et 12 °48’ de latitude nord et 74 °52’ et 72 °22’ de longitude est, sa modeste superficie (38 815 km2) représente 1,18% du territoire indien.

Les États du Karnataka au nord et du Tamil Nadu à l’est sont les voisins immédiats du Kérala. Le district de Mahé, une partie du territoire de Pondichéry, est enclavé dans le Kérala.

Le Kérala est divisé en trois zones distinctes :

  • Les montagnes et vallées profondes se situent à l’est, sur les contreforts des Ghâts occidentaux. Elles sont couvertes de forêts denses et les courtes et nombreuses rivières kéralaises y prennent leurs sources pour se jeter dans la mer d’Oman ;
  • La plaine centrale est constituée de collines et de larges vallées agricoles ;
  • Sur la côte, longue de 580 km, les embouchures des fleuves abritent de nombreux ports. Longeant la côte, les Backwaters constituent un vaste réseau de lagunes reliées par des canaux communiquant avec la mer. De Thiruvananthapuram à Vadakara, ils représentent 450 km de voies navigables utilisées pour le transport avant de devenir une attraction touristique.

Son PIB 2007-2008 était de 34,6 milliards de dollars, soit 1 088 dollars par habitant, revenu légèrement supérieur au reste de l’Union indienne. Bien que cet État dispose du meilleur Indice de Développement Humain (IDH) depuis plusieurs décennies, celui-ci disposait d’un des PIB par habitant les plus faibles de l’Inde. Ce développement du PIB est donc un phénomène récent : il a quadruplé en l’espace de dix ans, soit une croissance largement supérieure au reste de l’Union indienne. Entre 1998 et 2005, la croissance de l’emploi a été de 2,49% nationalement alors qu’elle était de 5,39% pour le Kérala (alors que sa croissance démographique est moindre). L’économie du Kérala reste cependant fortement dépendante du travail de ses émigrants dans le Golfe persique qui rapportent au pays, annuellement, l’équivalent de 20% de son PIB.

Le secteur des services (notamment tourisme, services publics, banque et finance, transport et communication) est prédominant (64% du PIB en 2002-2003) . L’agriculture et la pêche représentent 17% du PIB. Presque la moité des habitants du Kérala dépendent de l’agriculture. Quelques 600 variétés représentant une production de 688 000 tonnes de riz sont récoltées sur 3100 km2 de rizières. Les autres productions agricoles sont la noix de coco, le thé, le café, le caoutchouc, la noix de cajou, et les épices (poivre, cardamome, vanille, cannelle, muscade). Un million de pêcheurs attrapent 668 000 tonnes de poissons en provenance de la mer ou des backwaters. Les industries traditionnelles telles que le tissage et l’artisanat représentent 180 000 petites entreprises qui emploient un million de personnes environ. Il n’existe que 511 moyennes et grandes entreprises.

1939-1957 Une forte tradition communiste

Cet État possède la particularité d’avoir une forte tradition d’implantation communiste. Le CPI (Communist Party of India) y sera fondé en 1939 à partir d’éléments socialisants du Parti du Congrès. Dès le départ, celui-ci aura une forte autonomie autant à l’égard de l’ensemble du parti indien que vis-à-vis de l’Union soviétique, cette autonomie s’expliquant par son fort enracinement populaire et militant.

En 1946, la révolte Punnapra Valayar, dans laquelle 17 000 travailleurs d’Alappuzha se mettront en grève pour de meilleures revenus, mettra en évidence la forte implantation de ce parti. Sa particularité par rapport aux autres partis indiens est le mélange permanent des castes, les membres du parti provenant des hautes castes n’ayant aucun problème à vivre au milieu des autres et de partager leurs conditions de vie. Cet enracinement populaire se pérennisera par la mise en place systématique de salles de lecture dans de nombreux villages. Dès 1955, il existe 555 syndicats, la plus grande part d’entre eux étant affiliés au CPI.

En 1957, le CPI adopte un manifeste, le « Communist Proposal for Building a Democratic and Prosperous Kerala ». Celui-ci marque une rupture essentielle avec le Kominform dans la mesure où il théorise l’idée que la transformation sociale peut s’obtenir dans le cadre d’un État de démocratie parlementaire.

1957-1970 Une réforme agraire obtenue de haute lutte

Le 5 avril 1957, le CPI est majoritaire aux élections et forme le premier gouvernement communiste d’un État de l’Union indienne. Ce parti prend en compte le fait que l’Union indienne est dirigée par le Parti du Congrès et s’engage à défendre et appliquer les réformes progressistes du gouvernement central. Parallèlement à cela, le nouveau gouvernement entend mettre en œuvre une réforme agraire, une transformation du système éducatif sur la base d’une mobilisation populaire et d’un budget en hausse de 30%, ainsi que la mise en œuvre d’une décentralisation des décisions au niveau des Panchayats (municipalités). Toutes ces réformes passeront au Parlement local mais la réforme agraire sera annulée par le pouvoir central.

Un « Mouvement de libération du Kérala » sera fomenté par le Parti du congrès local avec l’appui des églises (qui voyaient d’un mauvais œil la réforme de l’éducation). En décembre 1959, le pouvoir central dépose le gouvernement kéralais. De nombreux membres du CPI s’interrogeront sur la stratégie de conquête du pouvoir par la voie électorale et se demanderont si le Parti du Congrès n’est pas le principal ennemi à abattre.

Cette incertitude sera renforcée par le schisme sino-soviétique qui aboutira à la scission du CPI en 1964. La majeure partie des cadres dirigeants du parti appartiennent à la tendance étatiste (statist faction) qui reste fidèle à Moscou (dans son alliance avec l’Union indienne) et considère qu’en l’absence de classe ouvrière significative, la stratégie à adopter est celle de la défense de l’unité nationale en alliance avec le Parti du Congrès et d’une conquête électorale progressive du pouvoir. Les deux autres tendances (Trade-Union et Grassroots Factions) qui représentent la majorité du parti scissionneront pour former le Communist Party of India (Marxist). Ce parti prônera une ligne d’indépendance entre Pékin et Moscou (quoique nombre de ses membres ne cachent pas une certaine sympathie pour la voie chinoise vers le socialisme) et la nécessité de susciter une mobilisation extra-parlementaire. Il privilégie l’action locale, voit la paysannerie comme un élément moteur du changement et laisse par ailleurs ouverte l’hypothèse d’une rupture vers une ère post-capitaliste.

Cette scission affaiblira le mouvement communiste au Kérala lors des élections de 1965, le CPI(M) représentant 20% des voix, le CPI, 8%. Néanmoins, les deux partis s’associent à nouveau pour former l’United Democratic Front (UDF) et gagnent les élections de 1967. Cette coalition parviendra à faire passer au Parlement une nouvelle réforme agraire (Kerala Land Reform Amendment Act) qui recevra l’assentiment du pouvoir central.

Malheureusement, en 1969, le CPI rompra l’alliance avec le CPI(M) en s’alliant avec le Parti du Congrès au sein de l’UDF. Loin de se sentir défait, le CPI(M) mobilisera la population pour mettre en application la réforme agraire : 200 000 travailleurs ruraux prirent le contrôle de terres. Deux chiffres permettent d’illustrer la réussite de la réforme. En 1964-1965, seuls 66,8% des ménages ruraux possédaient des terres. En 1983-1984, 93,3% étaient propriétaires.

1980-1991 Campagnes pour le développement humain

Les années 70 seront des années sombres pour le mouvement communiste kéralais, marqué par sa division et la collaboration du CPI avec le Parti du Congrès. Cette collaboration culminera en 1975-1977, lors de l’état d’urgence, dans laquelle on verra des membres du CPI mener la répression contre le CPI(M).

Cette situation politique sera doublée d’une crise sociale profonde provoquée par l’effondrement des prix agricoles suite à la « révolution verte ». C’est dans cette période que les cultures vivrières telles que le riz commenceront à diminuer (de 884 020 Ha en 1975 à 404 870 ha en 1995) au profit des cocotiers (+42% avec 982 100 Ha en 1995) et du caoutchouc (+119% avec 449 000 Ha). Cette évolution s’accompagnera d’une baisse générale du temps de travail. En 1964-1965, les paysans travaillaient 198 jours par an et les paysannes 164 jours. En 1983-1984, leurs temps de travail annuels moyens passeront respectivement à 147 et 112 jours.

Pour autant, de nombreux militants du CPI(M) mettront à profit cette douloureuse période pour s’investir dans le KSSP (People’s Science Movement). Fondée en 1962 par un groupe d’étudiants membres de la tendance populaire (Grassroots) du CPI(M), cette organisation a pour objectif de diffuser le savoir dans les classes populaires : c’est ce que nous appelons de l’éducation populaire qui, on va le voir, sera ici pratiquée à très grande échelle.

Ce n’est que dans les années 1980 que le CPI(M) et le CPI se réuniront à nouveau au sein du Left Democratic Front (LDF). Après un bref intermède au pouvoir (du 25 janvier 1980 au 20 octobre 1981), cette coalition reviendra au gouvernement du 26 mars 1987 au 17 juin 1991.

L’objectif premier du LDF sera de résoudre la question de l’analphabétisme et des besoins essentiels de la population (accès à l’eau, santé, planning familial…). Avec le savoir-faire du KSSP, un projet pilote sera mené à Ernakulam en décembre 1988 : 50 000 bénévoles s’organiseront pour visiter 600 000 familles et recenser les ressources locales comme les besoins de la population. De cette expérience pilote, deux grandes campagnes seront menées : une campagne générale d’alphabétisation (Total Literacy Campaign) dans laquelle 350 000 instructeurs bénévoles donneront des cours d’alphabétisation dans l’ensemble du Kérala et une campagne de recensement des ressources locales (People’s Resource Mapping Program). Cette dernière campagne aboutira à la constitution d’une base de donnée des ressources humaines et naturelles de chaque zone géographique (terre, eau, végétation, problèmes sanitaires et environnementaux, situation économique des foyers) permettant d’amorcer une réflexion sur le développement de chaque territoire.

Bien que la réforme agraire soit déjà en vigueur depuis deux décennies, la productivité reste basse. La campagne de regroupement paysan (Group Farming Program) incitera les paysans à se regrouper pour mutualiser les moyens et réaliser des économies d’échelle tant vis-à-vis des récoltes que de la distribution. Des aides à la mécanisation seront proposées sous forme de garanties d’achats et de revenus. Ceci permettra d’amortir le choc provoqué par la « révolution verte » et la pauvreté agricole passera de 10,2 millions de personnes touchées en 1973-1974 à 5,5 millions en 1987-1988, amélioration absolument unique en Inde.

Les résultats de ces différentes campagnes seront sans appel. Dès 1995, l’analphabétisme ne sera plus que de 9% alors qu’en 2002, il était encore de 39% pour le reste de l’Inde. En 1996, l’espérance de vie montait déjà à 73 ans (comparé à 77 ans pour les USA à la même époque) alors qu’elle stagnait toujours à 63 ans pour le reste de l’Inde en 2002. Au début des années 2000, la mortalité infantile était de 13/1000 alors que dans le reste de l’Inde, elle était toujours de 62/1000. Mieux, la transition démographique est réalisée, cet État affichant un taux de fécondité de 1,8 dès 1997 alors qu’il était de 3,4 pour le reste de l’Inde. De même, de par diverses campagnes de promotion de la femme, le Kérala devient le seul État de l’Inde affichant un sex-ratio équilibré alors que le reste du pays est furieusement marqué par un déséquilibre flagrant en faveur des hommes. Du point de vue de l’éducation, 82% des enfants finissent le « fifth grade » alors que ce taux n’est que de 32% dans le reste du pays.

Les revenus ne sont pas en reste avec une obligation de salaire minimum et une retraite garantie de 60 roupies pour tous, garantie certes limitée (limite de pauvreté à 113 roupies). De même, 13 028 « ration shops » seront établies permettant à la totalité de la population d’accéder à de la nourriture subventionnée. Celles-ci assureront 50% des besoins de consommation en riz et 90% en blé.

Le gouvernement poursuivra sa volonté de décentralisation en favorisant l’expression démocratique dans les collectivités territoriales. A cet effet, des élections ont lieu à tous les échelons :

  • Dans les 14 districts avec 300 élus ;
  • Dans les 152 block Panchayats avec 1 543 élus ;
  • Dans les 900 Grama Panchayats (communes rurales) et 58 municipalités avec 12 720 élus.

Aux premières élections locales, début 1991, le LDF dirigé par le CPI(M) gagne 13 des 14 districts et la grande majorité des subdivisions. Pourtant, quelques mois plus tard, en juin 1991, l’UDF (mené par le Parti du Congrès) remporte les élections à l’Assemblé législative de l’État. Est-ce l’effet de l’assassinat de Rajiv Gandhi qui explique ce mouvement en faveur du Parti du Congrès ou d’autres raisons plus fondamentales ? Toujours est-il que le nouveau gouvernement UDF suspendra immédiatement les conseils locaux issus de la décentralisation naissante.

1991 à ce jour : Une démocratie active tournée vers l’économie

Si cet État affiche un développement humain sans pareil en Inde, les capitaux n’affluent cependant pas, souvent dissuadés par les protections sociales existantes et les mouvements sociaux. De fait, le Kérala reste un des États les plus pauvres de l’Union indienne. Après la défaite de 1991, un intense débat fait rage au sein du CPI(M) entre les deux tendances syndicale (Trade-Union) et populaire (Grassroots), la première ayant été jusqu’à présent majoritaire dans le parti. Alors que la tendance syndicale met l’accent sur les luttes strictement revendicatives, considérant que celles-ci posent naturellement la question des limites du capitalisme et donc de la conquête du pouvoir, la tendance populaire envisage le passage au socialisme comme un processus de construction d’une contre-hégémonie dans laquelle modes de production socialiste et capitaliste peuvent coexister. Pour la tendance populaire, la question centrale reste la question de la mobilisation de la population pour prendre en main son avenir et créer, dès maintenant, les conditions d’une transformation sociale.

De 1992 à 1995, le KSSP (fortement investi par la tendance populaire) mènera l’expérience pilote de Kalliasseri (dans le district de Kannur), base forte du CPI(M) (qui y recueille 95% des voix). L’idée principale de cette expérience est que le développement passe par une croissance de biens et de services délivrés sur un base équitable et soutenable. Il s’agit donc principalement de donner le pouvoir aux communautés pour qu’elles puissent définir quelles sont leurs priorités. À titre d’exemple, ce district s’est aperçu qu’il consommait 20 000 œufs mensuellement et que pas un seul n’était produit sur place, d’où un appauvrissement de la population obligée de s’approvisionner loin et cher. De même, cette expérience s’intéressaient aux femmes sans activité qui disposaient pourtant de compétences en matière de tissage, de confection de vêtements ou d’articles de papeterie. C’est ainsi que naîtront des projets de développement locaux tel un canal qui sera construit sur la base de l’implication de la population et de la mobilisation de 1000 volontaires du parti (qui, rappelons-le, n’était pas au pouvoir au moment de cette expérience).

De cette expérience, deux leçons essentielles seront tirées :

  • Il existe un potentiel de mobilisation bénévole énorme en faveur du développement ;
  • Il est nécessaire de subdiviser les structures de décisions au-delà du grama panchayat (municipalité rurale) pour faciliter la participation.

En 1994, lors du congrès du CPI(M), fort de la validité de cette expérience, la tendance populaire l’emportera au sein du parti. Un nouveau programme électoral est présenté qui comporte :

  •  Une réorientation de la planification en direction de la production de biens et de services ;
  • Le développement de l’industrie et des infrastructures au niveau de l’État ;
  • Le développement des services de base et des petites productions au niveau local ;
  • Une amélioration des services publics ;
  • Une implication populaire pour améliorer la productivité dans les secteurs faiblement capitalisés et s’assurer que la production réponde à des besoins sociaux.

Comme on le comprend, le succès d’un tel programme passe par une décentralisation massive, décentralisation abrogée par l’actuel gouvernement UDF. Par chance, une législation du pouvoir central donne de nouveaux pouvoirs aux municipalités et aux panchayats, cette législation devant être implémentée par les États. L’UDF, dont le premier acte a été l’annulation des dispositifs de décentralisation mis en place par le LDF, se verra ainsi contraint de transcrire cette législation au niveau du Kérala à la fin de son mandat.

Le 20 mai 1996, le LDF remporte à nouveau les élections en lance la Campagne populaire pour la décentralisation démocratique (People’s Campaign for Democratic Decentralization).

Dans ce cadre, 35 à 40% du budget total de l’État est mis à disposition des comités de village. Dans le premier budget, cette répartition s’est faite sur la base de la population de chaque village. Dans les suivants, cette répartition a aussi pris en compte la pauvreté de chaque collectivité locale dans un souci d’égalisation des conditions de vie. Pour ces budgets, il n’y a pas d’allocation sectorielle précise mais des fourchettes. Ainsi il est recommandé d’allouer de 30 à 40% pour l’éducation, la santé, l’eau ou les habitations, de 10 à 15% pour les infrastructures, de 45 à 50% pour des projets productifs et 10% pour des projets féminins. L’objectif n’est donc pas de réaliser une allocation a priori décidée dans on ne sait quel bureau, mais au contraire de mobiliser la population pour faire émerger des projets réels.

Une autre originalité de cette expérience est la part donnée aux projets économiques pour faire face aux problèmes de sous-investissement. Très souvent, la tendance des partis sociaux-démocrates face à ce problème est de faire des concessions au Capital dans l’espoir de le voir investir. La stratégie du CPI(M) est, de ce point de vue, radicalement différente : il s’agit de faire émerger un mode de production autogéré en lieu et place des entreprises de capitaux. Alors que la démocratie participative ne s’entend généralement que dans le cadre de la gestion de services publics, elle est ici utilisée pour la création de coopératives, pour s’assurer que la production réponde aux besoins sociaux.

Pour mettre en œuvre ces projets, il est fait appel à une nouvelle subdivision : les Grama Sabhas qui sont des assemblées de village de l’ordre de 1 000 à 2 000 personnes. Pour le CPI(M), il ne suffit pas de faire des lois : il faut aussi susciter une mobilisation populaire capable de leur donner du contenu. De nombreuses sessions de formation ont permis de qualifier des « personnes ressources » capables d’impulser cette mobilisation :

  •  600 Key Resource Persons (KRP), au niveau de l’État, ont reçu 20 jours de formation ;
  • 12 000 District Resource Persons (DRP), au niveau des districts, ont reçu 10 jours de formation ;
  • Plus de 100 000 Local Resource Persons (LRP), au niveau municipal, ont reçu 5 jours de formation.
  • Plus de 300 000 personnes participeront à des séminaires de développement.

De même, afin d’impliquer la totalité de la population, une attention particulière a été apportée pour impliquer les partis et associations de l’opposition, l’UDF représentant 40% des sièges de l’assemblée.

Bien que la délégation de tels budgets vers des collectivités locales ne se soit évidemment pas déroulée sans heurt et sans corruption, il s’avère au bout du compte que cette décentralisation a permis un véritable contrôle local de l’argent public. Un moyen d’assurer la transparence des budgets et la bonne utilisation des fonds est l’obligation de rendre publics les bénéficiaires par affichage sur des panneaux avec montants d’engagements et de dépenses. Par ailleurs, la question des débouchés commerciaux des nombreuses petites coopératives a généralement été sous-estimée au départ, ce qui a conduit à certaines désillusions. Quelques années après, les autorités locales se sont penchées dessus et ont souvent offert des débouchés commerciaux. À noter que cette question a permis l’émergence de travaux théorique du CPI(M) sur l’intégration du marché et de la planification.

Bien que cette expérience de décentralisation ait été menée avec beaucoup d’ambitions et de moyens, le LDF perdra les élections du 13 mai 2001, pour néanmoins revenir au pouvoir le 18 mai 2006.

Le CPI(M) : un parti de masse « à l’ancienne »

Alors que dans les pays occidentaux, les partis ouvriers de masse, qu’ils soient communistes ou sociaux-démocrates, ne semblent plus être qu’un souvenir du passé, au Kérala, environ un pour cent de la population est membre du CPI(M). De même, ce parti continue de travailler par cercles concentriques avec une myriade d’organisations de masse (syndicat, mouvement de femmes ou de jeunesse…) qui lui sont affiliées.

La décision de transformer le CPI(M) d’un parti de cadres à un parti de masse a été prise lors du Salkia Plenum en 1978 avec la décision de simplifier l’adhésion, notamment à l’égard des membres des associations de masse. À cette époque, le nombre d’adhérents du parti pour la totalité de l’Union indienne était de 161 000. En 1991, ce nombre passera à 579 000. En 2001, le CPI(M) affichera 796 073 adhérents qui contrôlent diverses organisations de masse totalisant 40 millions d’individus. Chaque membre du parti se doit d’être actif dans une organisation de masse. À noter le fait significatif que 81% de ses membres proviennent des basses castes.

En 2001, au Kérala, le CPI(M) affichait 301 562 adhérent-e-s soit 38% des effectifs du parti pour une population ne représentant que 2,7% de l’ensemble de l’Union indienne. Par contre, la féminisation du parti reste faible avec seulement 25 000 femmes. Dans cet État, le parti contrôle les mouvements suivants :

  • Syndicats affiliés (CITU) : 973 102 membres ;
  • Kisan (mouvement paysan) : 1 796 520 membres ;
  • Syndicats travailleurs agricole : 1 549 233 membres ;
  • Fédération de la jeunesse (DYFI) : 4 403 081 membres ;
  • Fédération des étudiants (SFI) : 815 896 membres ;
  • Fédération des femmes (AIDWA) : 1 737 240 membres.

Ainsi le nombre total d’adhésions au parti et aux organisations affiliées est de plus de 10 millions, soit près d’un tiers de la population de l’État.

Au Kérala, le CPI(M) emploie 4 697 personnes avec des salaires peu élevés, ce qui freine les opportunités d’enrichissement dans le cadre de l’organisation. Il dispose de nombreux médias : journaux, magazines, journaux théoriques, deux chaines de télévision ainsi que des troupes de théâtre populaire. Le quotidien Deshabhimani tire à 500 000 exemplaires et est imprimé dans 4 villes de l’État.

Un émiettement des partis politiques

La vie politique kéralaise est caractérisée par un émiettement des partis politiques tel qu’aucun parti ne peut seul envisager d’obtenir une majorité. C’est la raison pour laquelle ceux-ci se regroupent en coalitions, les deux grandes coalitions ayant rythmé la vie politique du pays de ces dernières années étant le Left Democratic Front (Gauche) et l’Union Democratic Front (Droite).

Partis composants le LDF (avec nombre de députés à l’Assemblée législative de 2006) : 1. Communist Party of India (Marxist) (65 dont 4 non-membres) 2. Communist Party of India (17) 3. Revolutionary Socialist Party (3) 4. Janata Dal (Secular) (2) 5. Indian Congress (Socialist) (1) 6. Kerala Congress (Thomas) (1) 7. All India Forward Bloc (0) 8. Kerala Janapaksham (0)

Partis composants l’UDF (avec nombre de députés à l’Assemblée législative de 2006) : 1. Indian National Congress (24) 2. Kerala Congress (K. M. Mani, P. J. Joseph) (11) 3. Indian Union Muslim League (8) 4. Janata Dal (Secular) (Veerendra Kumar) (3) 5. Kerala Congress (Balakrishna Pillai) (1) 6. Kerala Congress (Jacob) (0) 7. Janathipathya Samrakshana Samithy (1) 8. Communist Marxist Party (0) 9. Revolutionary Socialist Party (Baby John) (1)

Quelques interrogations et pistes de recherche…

Le CPI(M) a joué un rôle moteur dans l’évolution du Kérala dans les soixante dernières années. De plus, 38% des membres indiens du CPI(M) sont kéralais. Comment se fait-il que, fort des succès obtenus, l’influence du CPI(M) reste faible dans les autres États indiens et tout particulièrement les États voisins (Tamil Nadu et Karnataka) ? De même, le CPI(M) est aujourd’hui au pouvoir au Bengale Ouest et au Tripura. Est-ce que ces gouvernements enregistrent des résultats comparables et la ligne politique suivie est-elle proche de celle du parti kéralais ? Est-ce que la division entre tendance syndicale (Trade Union) et populaire (Grassroots) est purement kéralaise ou se retrouve nationalement ?

Comment se fait-il que le LDF retourne régulièrement à l’opposition ? Quelles sont les raisons qui pousse la population à régulièrement voter en faveur de l’UDF ?

Il semblerait qu’une des clés du succès de la démocratie participative soit la forte présence sur le terrain du CPI(M) et du KSSP (People’s Science Mouvement). Comment se fait-il que cet État (ou l’Union indienne dans son ensemble) ne connaisse pas la crise des partis que nous connaissons dans nos pays ? Dans une logique de mise en pratique d’une démocratie active dans nos pays, quel pourrait être le substitut à ces partis et organisations de masse ?

Une part très importante de la mobilisation trouve sa source dans le bénévolat. Comment celui-ci s’exprime-t-il (comparé notamment à celui des pays occidentaux) ? Qui sont les bénévoles ? Des individus qui complètent leur temps de travail par cette activité ou des personnes essentiellement sans emploi ? Est-ce que la présence forte de bénévolat ne traduirait pas ici une aspiration à un travail désaliéné et, à plus long terme, une remise en cause de la division du travail ?

Comment, concrètement, se déroule une campagne de recensement des ressources et quelle pourrait en être sa transposition dans un pays européen ?

Quelles sont les étapes de la mise en œuvre des budgets participatifs ? Quelles différences ou similitudes avec les expériences brésiliennes ?

Dans le premier exercice budgétaire, la répartition des budgets s’est faite sur la base de la population de chaque collectivité locale. Dans les suivants, le critère de niveau de vie de la population a été pris en compte dans une logique redistributrice. Est-ce dans le programme du LDF ? Est-ce issu de négociations entre collectivités locales ? Est-ce suite à un débat à l’Assemblée législative ?

Si la décentralisation est porteuse de potentialité en terme de démocratie active, elle est aussi un facteur de divergence dans les capacités de développement. Comment cette contradiction est-elle gérée de façon à ce que celle-ci ne soit pas un générateur d’inégalités et que la cohésion sociale du Kérala soit maintenue ?

Un des points originaux de la démocratie participative kéralaise est sa volonté d’intervenir dans l’économie par la création d’activités sous forme de coopératives. Quelle est la nature de ces coopératives (de producteurs, de consommateurs, mixte et/ou avec implication des collectivités locales) ? Une fois la production lancée, comment la population s’assure-t-elle de son utilité sociale ?

Comment se fait le découpage du budget entre les différents niveaux de collectivités territoriales (État, Districts et Grama panchayats) ? Comment l’État et les districts interviennent-ils dans l’activité économique ?

S’il est indéniable que sur ces quinze dernières années, le Kérala a connu une croissance de son PIB plus forte que le reste de l’Inde, quel est l’apport réel à cette croissance des entreprises créées suite à la délibération démocratique ? Est-il flagrant que cette croissance soit due à la politique du LDF ? Y-a-t’il d’autres facteurs pouvant expliquer ce décollage du PIB kéralais par rapport au reste du pays ?

Photographies de Catherine Gégout

Le texte en PDF

Bibliographie

GEGOUT Catherine, Blog de voyage au Kérala, http://www.blogg.org/blog-16247-the…, 2004

ISAAC Thomas & HELLER Patrick, « Democracy and Development : Decentralized Planning in Kerala » extrait de FUNG Archon & WRIGHT Erik Olin, Deepening Democracy : Institutionnal Innovations in Empowered Participatory Governance, Verso Press, 2003

KERALA, The official Web Portal of Govt. Of Kerala, http://kerala.gov.in/

KERALA STATE PLANNING BOARD, http://www.keralaplanningboard.org/

THEAU Benoît & VENIER Philippe, Kérala : la force de l’ambition, Orcades, 2001

WIKIPEDIA anglophone, http://en.wikipedia.org/wiki/Kerala

WIKIPEDIA francophone, http://fr.wikipedia.org/wiki/Kerala

WILLIAMS Michelle, The Roots of Participatory Democracy, Democratic Communists in South Africa and Kerala, India, Palgrave Macmillan, 2008

 

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