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En questionnant la propriété, le dernier livre de Thomas Piketty, Capital et idéologie, semble introduire une rupture par rapport au précédent. Cependant, ses préconisations laissent le pouvoir réel dans les mains de possédants qui pratiqueront la grève des investissements : le résultat d’une non prise en compte du caractère fondamentalement spéculatif de la valeur du capital.

La sortie d’un livre de Thomas Piketty est toujours un événement. Son nouveau livre Capital et idéologie n’est a priori pas fait pour nous décevoir. S’il reprend ses thèses traditionnelles de remises en cause des inégalités par la fiscalité, voilà qu’il théorise une transition des sociétés trifonctionnelles (clergé, guerriers, tiers état) vers les sociétés « propriétaristes » qui s’appliquerait au-delà de l’Europe et des Etats-Unis, théorie qui n’est pas sans soulever certaines critiques (cf. Alain Bihr et Michel Husson). Dans son dernier chapitre, il ouvre une fenêtre sur une remise en cause de la propriété privée des moyens de production en préconisant des mesures qui permettent un partage du pouvoir entre salarié.es et actionnaires ainsi qu’une entrée progressive des salarié.es dans le capital. Un essai de 1200 pages passionnant à lire et qui témoigne d’un gigantesque travail de recherche de l’auteur.

Le capital vu comme un stock

Pourtant, en refermant ce livre, on reste perplexe quant à cette évolution. Même si Thomas Piketty sait pertinemment que la valeur des propriétés est déterminée, non par la comptabilité (un stock d’actifs dont on déduit des dettes), mais « exprime les anticipations de gains futurs et de profits de toutes sortes » (page 506), son raisonnement reste fondamentalement basé sur un capital qui est traité comme un stock comptable qu’il faudrait régulièrement repartager entre les individus et les générations au moyen de ses trois impôts progressifs fétiches : l’impôt sur les revenus, l’impôt sur les patrimoines et l’impôt sur les successions.

La réalité de la valeur du capital est pourtant bien différente. La valeur d’une propriété est fondamentalement spéculative car déterminée par les anticipations de revenus futurs, auxquels on donne une valeur « actualisée » en fonction du taux d’intérêt qui rémunère le temps et de la prime de risque qui rémunère l’incertitude. Ceci s’applique à tout bien dont on n’a pas l’usage : un titre de propriété d’entreprise, une obligation ou un bien immobilier. L’environnement politico-économique est donc essentiel dans la valorisation du patrimoine et les mesures que préconise Thomas Piketty ne sont nullement neutres de ce point de vue. La fiscalité sur les hauts revenus va diminuer l’intérêt des revenus financiers et donc la valorisation du capital. La politique progressiste que préconise Thomas Piketty va aussi créer une incertitude pour les possédants qui va augmenter la prime de risque et contribuera de même à réduire les valorisations. Il suffit pour s’en convaincre de lire les critiques libérales de ce dernier livre1)« Piketty : anatomie d’un pamphlet anticapitaliste », Les Echos, 19 décembre 2019, p. 14-15.. Elles peuvent toutes se résumer de la façon suivante : où va-t-on s’arrêter dans la remise en cause de la propriété ?

Que les valorisations des propriétés baissent ne saurait, bien sûr, nous émouvoir. Le seul problème, et de taille, est que les actionnaires restent aux commandes des entreprises et que ceux-ci prennent leurs décisions d’investissements sur la base d’une rentabilité supérieure à l’addition du taux d’intérêt et de la prime de risque (voir economie.org finance 2, 23’37). Si celle-ci a bondi, la probabilité est alors forte de devoir faire face à une « grève des investissements » de la part des possédants qui pourraient même ne pas renouveler les équipements pour conserver des liquidités, et ce ne sont pas les maigres mesures d’intervention des salarié.es dans la gestion des entreprises préconisées par l’auteur qui changeront la donne.

L’importance de la croissance pour le capital

S’appuyant sur les expériences « sociale-démocrates » du XXe siècle, il ne cesse d’expliquer que ce qui a été fait à une époque pourrait l’être à nouveau. Il en fait même un combat purement idéologique comme le précise le titre de son livre. Or il est un élément essentiel que l’auteur oublie : la croissance. Les valorisations sont déterminées par le scénario de revenus futurs que produira la propriété et celui-ci est le produit de deux paramètres : la croissance de l’économie et le rapport entre les classes, non pas entre les déciles et les centiles chers à Thomas Piketty, mais entre ceux qui possèdent des actifs et ceux qui n’en possèdent pas ou moins. À rapport de classes inchangés, si la croissance de l’économie est forte, la croissance des revenus financiers suivra celle de l’économie. Inversement, la croissance des revenus financiers ne peut s’obtenir que par une pression plus forte sur les revenus du travail.

Ce n’est donc pas un hasard si tous les exemples de nouveau cours plus égalitaires qu’il cite ont été réalisés à la suite de destructions de capital et/ou de forte croissance : montée en puissance de l’impôt sur le revenu à l’issue de la première guerre mondiale, New deal rooseveltien ou reconstruction de l’Europe dans des formules gagnant-gagnant à l’issue de la seconde guerre mondiale. Il en est de même de la longue présence des sociaux-démocrates en Suède durant le XXe siècle : sans remettre en cause le capitalisme, ils n’ont pu permettre des avancées sociales fondamentales dans le cadre d’une société égalitaire que parce que l’économie disposait d’un potentiel de croissance qui permettait de maintenir la valorisation du capital. La croissance mondiale ne cesse de ralentir depuis les années 1970. Plus celle-ci est faible, plus la possibilité d’une conjugaison des intérêts conjoints du travail et du capital se réduit.

On doit, de ce point de vue, questionner les conclusions de Thomas Piketty sur le grand reniement des sociaux-démocrates à l’égard du néolibéralisme auquel on a assisté partout dans le monde. Parlant des démocrates étatsuniens, il indique que « cela peut s’expliquer parce que ces administrations étaient en partie convaincues par le narratif reaganien, faute du recul dont nous disposons aujourd’hui » (page 964). Qu’elles aient été convaincues par le néolibéralisme ne fait absolument aucun doute mais on peut s’interroger pour savoir si cela provient de la simple absence de recul dont on disposait à l’époque. Une autre raison est probablement à trouver dans la limite que les forces sociales-démocrates se sont données partout dans le monde : un refus clair et net de remise en cause la propriété privée des moyens de production et donc du dépassement du capitalisme.

On assiste aujourd’hui dans quasiment tous les pays à une renaissance d’un courant plus authentiquement social-démocrate auquel Thomas Piketty contribue. Il prend de multiples formes : l’émergence des deux candidatures Mélenchon et Hamon en France, l’arrivée de Jeremy Corbyn à la tête du parti travailliste britannique ou l’émergence d’une véritable gauche au sein du parti démocrate. Le tronc commun de ce renouveau social-démocrate est la volonté d’une politique redistributive plus forte à l’égard des classes moyennes et populaires, rompant ainsi avec des années de reniement de la gauche. On ne peut que se féliciter de cette renaissance au moment où le paysage politique semble de plus en plus polarisé entre libéralisme et national-populisme que l’auteur préfère appeller « social-nativisme ». Mais on ne peut que se poser la question suivante : pourquoi ces gauches ne se renieront pas une fois arrivées au pouvoir ? Parce qu’elles seraient plus sincères que les anciens sociaux-démocrates ? Cela n’est guère crédible. Parce que nous disposons désormais d’un recul que les gauches n’avaient pas il y a trente ans ? Cela aide bien sûr mais reste bien insuffisant.

Le fait que Thomas Piketty engage dans ce livre une timide remise en cause de la propriété des entreprises est une perspective intéressante qui n’est pas dans rappeler le Meidner plan suédois des années 1970 qui prévoyait un transfert très progressif du pouvoir et de la propriété aux salarié.es. Ce plan, qui émerge au moment où la croissance ralentit, a été adopté par le syndicat LO mais rejeté par le parti social démocrate. On doit donc questionner la pertinence des propositions de l’auteur. Dans un contexte de faiblesse de la croissance qui implique une pression sans cesse plus forte de la part des actionnaires, est-il réaliste de les maintenir temporairement au pouvoir alors qu’on introduit de nouvelles règles qui diminueront leurs dividendes dans le temps ?

Une guerre entre pauvres et riches ou entre classes ?

Hormis cette incursion dans l’aspect juridique, le gros du logiciel pikettien reste l’érosion progressive des inégalités par la fiscalité qui, comme nous l’avons vu, sera inopérante si on ne remet pas simultanément en cause le pouvoir des propriétaires qui décident des investissements. Est-ce à dire qu’il n’y aurait pas de solutions ? Assez curieusement, l’étude de Thomas Piketty contient un précédent historique qui nous en ouvre une qu’il ne saisit pas : l’abolition de l’esclavage. Celle-ci s’est réalisée par un acte juridique simple : l’interdiction de posséder son semblable. Elle a certes été l’objet d’un grand combat qui s’est inscrit dans la durée. On peut, avec Thomas Piketty, regretter que seule l’indemnisation des propriétaires ait été envisagée sans que jamais, la réparation des dommages subis par les anciens esclaves ait été posée. Mais celle-ci n’a pas été l’objet de mesures indirectes ou progressives comme une taxation spécifique des revenus des propriétaires d’esclaves ou encore une liberté progressive des esclaves qui commencerait certains jours de la semaine : non, l’abolition de l’esclavage s’est faite par un acte juridique à effet immédiat.

De la même manière, en cette période de très faible croissance de l’économie, il est essentiel de promouvoir des mesures juridiques franches qui touchent à la propriété et non des mesures fiscales qui réduisent a posteriori les inégalités. La source des inégalités que conteste Thomas Piketty est pourtant évidente : la possibilité pour des personnes de tirer des revenus de biens qu’ils n’utilisent pas. C’est ce qui forme les énormes écarts de revenus et de patrimoines que nous connaissons actuellement. La solution n’est donc pas tant de transférer de la richesse entre les déciles que d’interdire le fait de disposer d’un bien dont on n’a pas l’usage à la seule fin d’extraire de la richesse à ceux qui la produisent. Dans son livre, Voyage en Misarchie2)Emmanuel Dockès, Voyage en Misarchie, Essai pour tout reconstruire, Éditions du Détour, 2017., Emmanuel Dockès appelle propriété dominante cette forme de détention dont on n’aurait pas l’usage et préconise de l’abolir.

Une interdiction attentatoire à la liberté ? Personne ne s’offusque aujourd’hui de l’interdiction de l’esclavage dans la mesure où elle garantit à toutes et à tous la liberté. Il en sera de même demain de l’interdiction de la propriété dominante qui permettra à toutes et tous une liberté réelle comprenant notamment celle de posséder ce dont on a besoin pour vivre. Ceci signifie l’éviction immédiate des actionnaires dans le cadre d’un changement constitutionnel essentiel sur le droit de propriété. Celui-ci ne sera bien sûr possible que dans le cadre de mesures sociales et écologiques qui dévaloriseront immédiatement le capital. Il ne s’agit donc pas d’une guerre entre riches et pauvres qui n’aura jamais de fin mais d’une guerre de classes avec comme issue l’abolition de la propriété dominante.

On objectera que l’éviction des actionnaires est un objectif totalement irréaliste ou utopique… comme l’abolition de l’esclavage l’était en son temps. Cet objectif est pourtant infiniment plus crédible dans la mesure où cette mesure peut partir d’un pays donné pour ensuite s’étendre. La simple présence d’un secteur coopératif important qui utilise d’autres règles que la valorisation capitaliste nous montre qu’il est possible d’établir un autre régime social dans un pays tout en cohabitant dans l’économie mondialisée. Une perspective au final largement plus immédiate que l’hypothèse de Thomas Piketty d’établir d’autres règles au sein de l’Union européenne ou encore de mettre d’accord les principaux pays du monde pour établir un cadastre financier public !

References   [ + ]

1. « Piketty : anatomie d’un pamphlet anticapitaliste », Les Echos, 19 décembre 2019, p. 14-15.
2. Emmanuel Dockès, Voyage en Misarchie, Essai pour tout reconstruire, Éditions du Détour, 2017.
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