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En 2014, le monde entier découvrait la résistance acharnée des kurdes syriens contre Daech dans la ville de Kobané. À l’exact opposé de l’obscurantisme de leurs adversaires, ceux-ci défendent la démocratie, la laïcité, l’écologie et l’égalité homme-femme. Alors qu’ils revendiquaient précédemment la constitution d’un État kurde indépendant, voilà que désormais leur stratégie s’inspire du municipalisme libertaire et vise à dépasser les États-nations par une confédération de communes instituées de façon radicalement démocratique dans lesquelles les communautés cohabitent. Une approche qui, par bien des aspects, laisse certaines questions sans réponses mais qui ne peut manquer de nous interpeller au moment de la réémergence de la question nationale en Europe…

Cet ouvrage collectif rassemble différents textes théoriques, points de vue et témoignages sur l’expérience et le combat que mènent actuellement les kurdes de Syrie. Cette expérience ne peut que nous intéresser au moment où nous nous interrogeons sur le contenu d’une démocratie réelle et c’est cet aspect que nous allons ici développer même si ce livre comporte de nombreux textes passionnants de reportages sur la guerre (Can Polat, Pierre Barbancey…) ou le témoignage d’un ancien légionnaire français (Gabar) qui, à quarante-huit ans, s’est volontairement engagé dans les forces kurdes pour combattre Daech…

Le sous-titre « L’alternative kurde à l’État-nation » est d’une actualité brûlante au moment où une partie du peuple catalan réclame la formation d’un nouvel État-nation alors que la nouvelle équipe municipale de Barcelone, tout en soutenant le droit de la Catalogne à l’autodétermination, se réclame avant tout de la pratique du Commun. Au Kurdistan, la différence de stratégie est claire entre le PDK (Parti Démocratique du Kurdistan) qui vient de tenir un référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien, lequel a été largement condamné par la communauté internationale au nom de l’intangibilité des frontières – et les PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan en Turquie) et PYD (Parti de l’union démocratique en Syrie) qui refusent la perspective d’un État-nation kurde au nom du Confédéralisme démocratique. Tout l’intérêt politique de ce livre est de mettre en perspective les pratiques du PYD avec nos débats politiques en donnant la parole à des militant-es kurdes et à des intellectuel-les occidentaux, dont Janet Biehl, veuve de Murray Bookchin, théoricien du municipalisme démocratique.

Il faut dire que la trajectoire du PKK a largement de quoi surprendre : se réclamant anciennement du marxisme-léninisme et préconisant la formation d’un État socialiste kurde séparé de la Turquie, voilà que ce parti adopte au tournant de ce siècle un virage à 180° : il se réclame désormais du Confédéralisme démocratique qui s’inspire de la pensée du militant et essayiste écologiste américain, Murray Bookchin. Cemil Bayik, un des cinq membres fondateurs du PKK, nous explique la genèse de cette évolution qui, selon lui, ne saurait se résumer à une conversion du président du parti, Abdullah Öcalan, en captivité depuis 1999. Cette évolution trouverait ses racines dans les difficultés et divisions du mouvement communiste international, divisions auxquelles le PKK a refusé de prendre partie. Ce tournant stratégique signifie que le PKK et le PYD ne réclament plus la séparation du Kurdistan avec la Turquie ou la Syrie mais la formation de communes autogérées dans lesquelles kurdes, turcs, assyriens, syriaques, arabes coexistent dans leurs identités propres. On lira avec intérêt le texte de Salih Muslim « La seule façon de garder la Syrie unie est d’instaurer un système décentralisé, démocratique et laïque ». C’est la confédération de ces communes autogérées qui devraient, à terme, constituer une alternative aux États-nations, alternative qui permettrait de résoudre les différents conflits du proche-orient.

Janet Biehl expose ainsi ce changement de paradigme : « il [Abdullah Öcalan] préconise la création d’organisations au niveau local : des conseils de ville, des administrations municipales, jusqu’aux districts urbains, aux quartiers périphériques et aux villages. Ils devraient former de nouveaux partis politiques locaux, des coopératives économiques, des organisations de la société civile ». Abdullah Öcalan (cité par Janet Biehl) explique que « des associations régionales, des administrations municipales sont nécessaires afin que ces organisations locales et les institutions forment un réseau. Au niveau le plus haut, elles doivent être représentées dans un « congrès général du peuple », qui traitera des questions de politique, d’autodéfense, de loi, de moralité, d’économie, de la science et des arts, et du bien public par l’intermédiaire de l’institutionnalisation, des règles et des mécanismes de contrôle. » C’est ainsi que ces institutions, qui dépassent les frontières des États, seraient amenées progressivement à se substituer à ces derniers.

Cette évolution constitue une remise en cause des fondements même du marxisme sur lequel s’était appuyé le PKK. Pour Cemil Bayik, « l’analyse qui part des classes sociales est erronée. À la place, nous parlons des couches inférieures de la société. » On comprend ainsi la place particulière qui est donnée au combat contre le patriarcat et pour la libération des femmes dans ce mouvement. Dans ce nouveau système, ce ne sont plus les assemblées de travailleur-ses qui sont les organisations de base – comme dans le modèle conseilliste – mais des assemblées de citoyen-nes qui s’auto-organisent et délibèrent démocratiquement sur les questions essentielles, y compris économiques. De là, l’appel à la formation de coopératives de villages. Est-ce que dans ces coopératives, ce sont les usagers qui dirigent – ce qui semblerait logique puisqu’elles émanent des communes – ou les travailleur-ses ? Dans le premier cas, les travailleurs sont-ils alors en position subordonnée ? Dans le second cas, comment pourraient se traiter les divergences éventuelles entre travailleur-ses et citoyen-nes ? Quid de la latitude laissée à l’initiative économique autonome d’un individu ou d’un collectif de plusieurs personnes ? Aucun des nombreux textes de ce livre ne nous éclaire sur ce sujet.

De même, la constitution du « Congrès général du peuple » pose question sur la façon dont se gèrent les divergences. Il convient d’abord de remarquer que si le Confédéralisme démocratique se réclame de la démocratie directe, la constitution même de ce congrès procède d’une logique délégataire : ce sont bien les communautés qui élisent des représentants à ce congrès. Par ailleurs, ce congrès est amené à prendre des décisions. Bien qu’il travaille à rechercher le consensus, il est possible qu’il ne soit pas possible à atteindre et qu’au final, une majorité l’emporte contre une minorité. On pense notamment aux questions de coordination économique. Quelle est alors la latitude des communes minoritaires à ne pas appliquer les décisions prises ? Nul doute que dans les économies rurales du Kurdistan, les coopératives répondent fréquemment à des besoins locaux et que la question de la coordination de celles-ci est gérable… Mais, est-ce envisageable dans nos économies industrialisées ?

Dans un texte très intéressant de ce livre, « les Assemblées citoyennes, de la Nouvelle Angleterre au Rojava », Janet Biehl explique que ces assemblées étaient nées dans le processus révolutionnaire américain et que dans l’État du Vermont, certaines sont toujours existantes et se réunissent une fois tous les mois pour délibérer de questions locales mais aussi de sujets plus globaux comme, par exemple, des prises de position dans les années 1980 pour l’arrêt des essais nucléaires. Le parallèle avec le processus du Rojava est en effet saisissant : c’est dans les luttes que ce sont créées ces institutions. Malheureusement, la majeure partie des assemblées étasuniennes ne se sont pas maintenues, immédiatement supplantées par l’État-nation en formation et celles qui existent toujours n’interfèrent guère avec l’économie locale, ce qui laisse le champ libre pour le maintien du capitalisme. Si le confédéralisme démocratique peut être une avancée théorique intéressante contre la logique de l’État-nation, on sent qu’il y a ici un impensé qu’il convient de résoudre si nous voulons que celui-ci puisse s’épanouir dans nos sociétés comme alternative réelle au capitalisme.

La Commune du Rojava – L’alternative kurde à l’État-nation
Stephen Bouquin, Mireille Court, Chris Den Hond (coord.)
Co-édition Critica (Bruxelles) et Syllepse (Paris)
ISBN-10: 2849505617
ISBN-13: 978-2849505618
208 Pages
18 euros

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